Adrien Pavão


Un argument pour la possibilité de machines conscientes

Aujourd'hui j'aimerais vous proposer une expérience de pensée, sur la possibilité qu'une machine soit consciente.


Le bateau de Thésée

Vous avez sans doute déjà entendu parler du « bateau de Thésée », cette expérience de pensée qui nous vient de la Grèce antique. L'histoire raconte qu'après être revenu victorieux du Labyrinthe du Minotaure, le héros Thésée vit son navire préservé par les Athéniens, à sa gloire. Imaginez ce navire sillonnant les mers, de port en port. Lorsque le bateau s'abîme, pendant ses voyages, on le répare. Une planche n'est plus en état ? On la remplace par une planche neuve. Puis une autre planche cède, et on la remplace également, par une planche identique à l'originale. Un jour, le mât se brise. Là aussi, on le remplace par un nouveau, identique en taille et fait du même bois. Peu à peu, on remplace chaque pièce du bateau, et, après de longues années, on a remplacé l'intégralité de celui-ci. Vient alors la fameuse question : est-ce toujours le même bateau ? A-t-on toujours sous les yeux le bateau de Thésée, qui avait quitté Athènes pour la première fois il y a des années de ça ? Il n'a plus aucun élément en commun avec sa version d'origine. Et pourtant, naturellement, on a bien envie de dire que oui, il s'agit bien du même bateau.

"De bouw van het schip Argo" (la construction d'Argo), peinture d'Antoon Derkinderen.

À l'ère technologique

Imaginons maintenant une version moderne de cette expérience de pensée. Imaginons que des biologistes et des ingénieurs aient développé des neurones artificiels miniatures, conçus dans un matériau high-tech, capables d'imiter parfaitement le fonctionnement de nos neurones biologiques. Un jour, l'un de vos neurones est endommagé. Vous le remplacez par un neurone artificiel. Dans l'ensemble, rien ne semble avoir changé : votre personnalité, votre mémoire, vos sensations sont intactes. Après tout, changer une partie de votre corps — comme on le fait déjà pour une couronne dentaire ou une prothèse — ne remet pas en cause votre identité. D'autant plus qu'on parle ici d'un seul neurone, minuscule et insignifiant dans le réseau de votre cerveau qui en compte environ 80 milliards.

Puis, au fil du temps, vous remplacez un deuxième neurone, puis un troisième, et ainsi de suite, toujours sans changer votre comportement ou vos pensées. Alors, que se passe-t-il si, comme pour le bateau de Thésée, ce processus se poursuit progressivement, jusqu'à ce que la totalité de vos neurones biologiques aient été remplacée par des neurones artificiels ? Seriez-vous toujours la même personne ? Votre conscience resterait-elle la même ?

Illustration générée par MidJourney.

Si on adhère à la vision matérialiste du monde, et de la conscience, alors il n'y a pas de raison de penser que ce cerveau artificiel, ce cerveau de Thésée, va perdre les propriétés qu'il possédait lorsqu'il était fait de matière organique. Selon la philosophie matérialiste, la conscience n'est pas l'apanage du support biologique en tant que tel. Ce qui compte, ce sont les mécanismes physiques et chimiques qui sous-tendent nos pensées et nos émotions. Si ces mécanismes peuvent être reproduits à l'identique dans un substrat artificiel, alors pourquoi la conscience disparaîtrait-elle ? Qu'est-ce qui empêche l'existence de machines pensantes ? Et après tout, nos propres neurones biologiques communiquent entre eux par des signaux électriques, dans un fonctionnement régi par les lois de la physique, peut-être pas si éloigné du fonctionnement d'une machine.

Ce qu'en dit le dualisme

Cette vision matérialiste s'oppose au dualisme, qui postule une séparation entre corps et esprit, ou à des visions plus "spirituelles" ou "animistes" du vivant. Pour un dualiste, l'essence de la conscience ne se réduit pas au support matériel : le corps ne serait qu'un "réceptacle" pour l'esprit ou l'âme, qui existerait indépendamment de la matière. Dans une perspective animiste ou spirituelle, on considère parfois que toute forme de vie, voire tout élément naturel, est imprégné d'une énergie ou d'une âme distincte de la réalité physique. Ainsi, la conscience pourrait s'évaporer, peu à peu, pendant le remplacement des neurones biologiques par des neurones artificiels, et le comportement du cerveau artificiel ne refleterait qu'une pâle imitation de la conscience. D'un autre côté, le dualisme, notamment le dualisme cartésien, admet une interaction entre la matière et l'esprit. Et oui, par exemple, si on considère que lorsqu'un être vivant meurt son esprit est libéré de son corps, de son enveloppe charnelle. Ça indique bien qu'il y a un lien, une interaction, entre la matière et l'esprit. Ou de la même façon, si on admet que l'esprit, ou l'âme, est insuflé dans le corps lors de la naissance. Descartes, par exemple, considérait que cette interaction avait lieu dans la glande pinéale, au sein même du cerveau. Alors, même en attribuant à la conscience une origine non matérielle ou transcendante, il n'est pas si clair que ces approches remettent en cause l'idée qu'un cerveau artificiel, suffisamment sophistiqué, puisse héberger une conscience. Le cerveau, la glande pinéale, ou encore le coeur restent des objets physiques.

Pour un matérialiste - qui donc, à l'opposé, ne croit qu'en la matière et en des processus physiques - la conscience est une propriété émergente d'un système suffisamment complexe et organisé. Ainsi, un "cerveau de Thésée" entièrement artificiel mais fonctionnant comme le cerveau biologique qui l'a précédé devrait, en théorie, conserver la même conscience.

L'éternel renouvellement

Ne sommes-nous pas, en permanence, le produit d'un renouvellement discret de nos cellules ? Nos os, notre peau, et même nos neurones, tout se régénère — parfois lentement, parfois radicalement. Pourtant, nous nous vivons comme un "soi" continu. Alors, peut-être qu'une machine, dont les neurones seraient assemblés selon les mêmes lois, ressentirait aussi cette subjectivité, cette conscience d'exister.

L'expérience de pensée du bateau de Thésée, et cette nouvelle expérience du "cerveau de Thésée" nous poussent à nous interroger : Qu'est-ce qui définit notre identité et notre conscience ? Est-ce le support matériel ? Ou bien possède-t-on une âme transcendant la matière ? Et si, un jour, nous parvenons à construire des machines capables de répliquer parfaitement ces mécanismes, devrons-nous admettre qu'elles aussi peuvent être conscientes ? De quoi remettre en question, peut-être, notre place et notre rôle dans ce vaste univers.

Ce sujet est donc profondément lié à notre conception de la conscience et à son possible ancrage dans la matière. Il ne s'agit pas d'une vérité absolue, mais plutôt d'une invitation à s'interroger : Que serions-nous prêts à reconnaître comme conscient, ou même comme vivant, si la continuité, la structure et le fonctionnement sont conservés ? C'est tout l'enjeu de ce paradoxe moderne : Est-il possible d'être soi, et d'être conscient d'être soi, dans un corps qui n'a plus rien d'organique ?